LE CRAYON GRATUIT
Voici l’œuvre d’un enfant irréfléchi. Cet acte est désir total d’un nouveau départ. Entre pouvoir et vacuité, la création n’est pas gratuite. Ce bris représente un arrêt universel. Pourtant l’arbre dévoile le cœur de la matière, définit l’amour des polarités. Le symbole exprime une énergie entre les éléments, un lien invisible, un pouvoir en présence, un temps saisit. Il y a toujours de l’histoire dans un crayon.

"Le Crayon Gratuit"
Détail de la pointe en séquoia et graphite.

"Le Crayon Gratuit"
Détail de la cassure naturelle du séquoia.

"Le Crayon Gratuit"
Bois et graphite.
495 cm x 51 cm
2015
Ici suspendu dans le hall des Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique.
LE CRAYON GRATUIT
Un jour, un sequoia tombe devant moi. Son tronc éclate en deux parties. Une cassure résume son dernier cri avec la force de ces ultimes expressions qui traduisent le passage d’un état à l’autre. A mes yeux, l’arbre a disparu et je ne vois plus qu’un énorme crayon brisé en deux. L’esprit interroge le regard. Pour le regard apparaît la matérialisation d’un inconscient collectif (je vois un crayon Ikea…) tandis que l’esprit embrasse l’indicible d’un grand silence commun. Ce grand crayon éclaté préexistait. Il est l’implosion d’un univers donné, saisi dans un dernier acte d’apparence. Un objet victime de son potentiel.
Quel enfant n’a pas un jour compris que le crayon du dessin devient, à un moment, le crayon de l’histoire et que toute histoire est du temps consommé. Quel enfant n’a pas un jour cassé un crayon et testé son pouvoir de tout arrêter. Un crayon cassé est le comble du crayon, la cassure un non-retour, le geste un oubli éternel. Mais la cassure est également fission, positif et négatif en vis à vis, courant entre deux pôles. Rapport fascinant que je vénère en permanence car c’est toujours entre soi et le reste que notre conscience existe. Et n’est-ce pas là, l’une des magies du crayon, contenir un cœur de possibles qui nous relie à tout.
L’homme est ambivalent. D’une part, il ressent et pense, d’autre part, il désigne et agit. Notre ambivalence se retrouve dans cette cassure. C’est le combat des cerveaux, l’intuitif et le rationnel, la main gauche et la main droite. Auxiliaire indispensable, le crayon est pointe, situation mais aussi pivot depuis notre monde magique sur le monde réel, un outil qui désigne la volonté, le désir, l’histoire.
Une sculpture comprend son lieu, son orientation, sa matière, son sujet, son aspect… mais très curieusement aussi son temps. Ce grand crayon est un moment, un bris, une fraction. Il nous parle de son présent arrêté et pourtant il y a un avant et un après la cassure.
Le 8 janvier 2015, le monde se confond au dehors dans l’affliction. Les dessinateurs de Charly l’hebdo sont les victimes d’un attentat la veille à Paris. Ce même jour, le sequoia brisé en deux, lui, reçoit sa mine de graphite. Au terme de centaines d’heures de mutation, je le caresse de quelques derniers ponçages. Mais le crayon au dehors est une sorte de symbole, la cassure aussi.
Dans l’atelier, il est là, doublement achevé, il semble happé par son temps et son sens est contrarié. Pourtant son silence entre les marges du vide précède l’inspiration et demeure en une famille de questions. Une image collective se répand comme le feu dans les journaux, le symbole est là chaud et réel à côté de moi. Que faire ? C’est étrange et grotesque dans tous les sens du terme.
C'est un crayon neuf et un crayon détruit qu'il nous est donné à voir, c'est à dire une totalité, l’acte créateur au présent, saisi entre pouvoir et vacuité.